Violence cachée dans les Balkans…

Les cas de violences policières à l’encontre des personnes qui tentent de franchir la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie à Velika Kladuša sont quasi-quotidiennes. Les témoignages rapportés par les collectifs et bénévoles solidaires présents sur place font état de dizaines de cas de personnes qui après leur tentative de passage reviennent avec les bras et les jambes cassés, des contusions d’autres blessures. Ils décrivent tous les mêmes histoires encore et encore… Le mois dernier, Youssef est décédé dans la ville frontalière. Son histoire montre qu’outre la solitude, il y a de surcroît une perpétuelle « violence cachée » aux frontières de l’Union européenne. Une violence souvent invisibilisée, mais pourtant aussi mortelle qu’en mer. Nous proposons la traduction d’un témoignage paru initialement en anglais sur le site Izbjegličke priče.

Youssef (photographié à la radio locale de Velika Kladuša)

Le souvenir de Youssef : à la recherche de la violence cachée le long des frontières extérieures de l’UE

Le corps de Youssef repose maintenant à la morgue de Drmaljevo. La police a enquêté dans une maison abandonnée à Velika Kladuša, où le jeune homme vivait temporairement avec d’autres migrants. […] La police a déclaré qu’il n’y avait aucune trace de violence sur son corps, ajoutant que le décès était survenu pendant le sommeil. (Extraits du groupe Facebook ‘Migranti BiH’ – 20/05/2019).

J’ai rencontré Youssef la première semaine de mon arrivée à Velika Kladuša (Bosnie-Herzégovine). C’était un grand jeune homme d’une vingtaine d’années très maigre, avec des cheveux noirs sombres et des contours doux sur le visage. Je l’ai vu marcher sur la place principale, l’air fatigué et son menton tombait à chaque pas. Lorsque nous avons commencé à parler, il fermait parfois les yeux pendant quelques secondes, mais lorsque je lui touchais l’épaule pour s’assurer qu’il allait bien, il les ouvrit et poursuivit la conversation comme si rien ne s’était passé. Il disait qu’il venait de rentrer de la frontière croate et il m’avait montré des contusions et des égratignures autour du menton, des bras et du ventre.

Après avoir consulté un médecin, nous sommes allés prendre un café. Tirant lentement sur sa cigarette, il a raconté comment les autorités croates l’avaient attrapé et violemment ramené en Bosnie. Un récit que j’entendrais presque quotidiennement pendant les huit mois suivants. Les patrouilles frontalières ont brisé son téléphone, volé son argent, déchiré son passeport, se sont moquées de lui lorsqu’il a demandé l’asile, puis l’ont emmené à la frontière bosniaque, l’ont frappé à plusieurs reprises avec des matraques et lui ont crié de courir en Bosnie.

Plus tard, Youssef a parlé de sa mère, à quel point il l’aimait. Il a demandé s’il pouvait l’appeler depuis mon téléphone. Il a caché ses cigarettes et a déclaré: « Ma mère me voit toujours comme un petit garçon, elle ne sait pas que je fume ». Lorsque la caméra s’est ouverte, sa mère était surprise et heureuse de le voir. Youssef a tenté de lui donner un sourire, mais elle a commencé à pleurer et lui a dit de rentrer à la maison. Il a refusé parce que, comme il l’a dit, il a quitté son pays pour aider sa famille ; ne pas “échouer”. À la fin de l’appel, il a promis à sa mère qu’il allait continuer d’essayer d’atteindre l’Europe.

Youssef m’a alors raconté qu’il était né à Benghazi (Libye), où son père avait été tué pendant la guerre civile. Après la mort de son père, la mère de Youssef l’a emmené dans son pays d’origine, le Maroc, où il travaillait occasionnellement comme serveur, mais avait du mal à trouver un emploi stable. Il jouait au football sans relâche afin d’éviter de penser à une vie qu’il qualifiait de “chômage et de misère”.

Le Maroc, ancienne colonie française et espagnole, a joué son propre rôle dans la richesse actuelle des États européens ; un exploit réalisé grâce aux bas salaires et à l’extraction des ressources du pays, permettant la consommation de produits bon marché en Occident. Youssef voulait subvenir aux besoins de sa famille, pas pour le plaisir, mais pour la survie. Il a déclaré qu’à l’âge de 17 ans, il avait décidé de se rendre en Espagne et de trouver du travail.

Alors que les citoyens européens en vacances ne luttent pas pour entrer légalement au Maroc et arriver au pays en deux heures d’avion, Youssef n’a pas eu de moyens légaux et n’a jamais achevé son voyage après plus de trois ans de tentatives. Il a emprunté 100 euros à un parent et a voyagé en partie avec des passeurs et en partie seul à travers la Turquie, la Grèce, la Macédoine, le Monténégro, le Kosovo, la Serbie, puis la Bosnie, dans l’espoir de traverser la Croatie, la Slovénie, l’Italie et ensuite l’Espagne en bus .

Dans les mois qui ont suivi la rencontre de Youssef à Velika Kladuša, il m’a parlé de ses 16 autres “jeux” infructueux1 ; tentatives de franchissement de la frontière. Ses “jeux” l’ont toujours laissé avec plus de marques de violence, l’obligeant à revenir vivre dans les rues et dans différentes maisons abandonnées.

Un jour, nous sommes sortis prendre un café dans le même restaurant, comme d’habitude, mais cette fois un serveur nous a arrêté avant de retrouver nos sièges : « Désolé, vous devez partir. Le patron a dit “pas de migrants ici”. » Les mois suivants, nous n’avons même pas essayé d’entrer dans un café ou un restaurant ensemble, car Youssef, comme beaucoup d’autres, craignait la même réaction.

Au fil du temps, j’ai vu le corps de Youssef s’amaigrir. Ses yeux sont devenus larmoyants et fatigués, et sa parole est également devenue plus lente que d’habitude. Il marmonnait de plus en plus. Il m’a dit un jour qu’il utilisait régulièrement le tramadol, un analgésique opioïde, pour oublier la réalité un instant. Au fur et à mesure que son utilisation de la drogue se développait, nous avons commencé à nous voir de moins en moins. Notre dernier contact a eu lieu au début de l’hiver.

La semaine dernière, j’ai appelé une amie qui m’a informé du décès d’un homme à Velika Kladuša. Elle m’a envoyé la photo de Youssef, expliquant qu’il avait fait une overdose dans un squat. Les amis de Youssef ont déclaré qu’il ressentait une vive douleur dans son corps pendant le jeûne du Ramadan et qu’il avait pris une quantité considérable d’analgésiques qui l’ont tué. La radio et les informations locales ont annoncé que Youssef était décédé des suites de causes naturelles alors que « la police n’a trouvé aucune trace de violence sur son corps ».

Ces derniers jours, je me souvenais de Youssef et traquais la violence quotidienne dans sa vie qui l’avait finalement tué. Peut-être que ces blessures n’étaient pas d’un type visible sur son corps au moment de sa mort, mais leur impact était tout aussi mortel. J’ai compté toutes les souffrances dont il a parlé au cours de nos échanges : “jeux” dangereux qu’il a entrepris en essayant de traverser les routes de transit fermées et les postes-frontières ; refoulements et violences systématiques dans les zones frontalières ; confinement dans les milieux de vie nuisibles des maisons abandonnées et des squats ; et surtout, la crainte de ne pas pouvoir échapper à tout cela.

Des milliers d’autres personnes déplacées qui passent le long de la frontière à Velika Kladuša – survivant, souffrant et parfois même mourant – subissent les mêmes maux. Certains de ces maux sont perpétrés directement lorsqu’un garde-frontière frappe à même la chair avec une matraque et que des ecchymoses ou des saignements sont visibles. La plupart de ces maux, cependant, agissent indirectement. La perte de vie de Youssef nous rappelle à quel point les systèmes frontaliers violents ont conservé la capacité de tuer, bien que sans blessures apparentes.

Kafka, dans son livre “Before the Law” (1915), décrit le récit d’un étranger qui s’approchait de la porte de la Loi et demandait à un gardien d’y pénétrer. Le portier lui refuse l’entrée et dit : “Personne d’autre ne pourrait jamais être admis ici, puisque cette porte a été faite spécialement pour vous.”

L’histoire de Kafka, comme celle de Youssef, se termine par l’homme qui attend à la porte jusqu’à sa mort. Les deux récits montrent à quel point les frontières sont des machines sophistiquées. Les frontières inscrivent les lois sur le corps d’une personne en fonction de la couleur de sa peau et de son lieu de naissance, puis les empêchent de chercher protection, les enfermant dans les environnements dangereux des zones de transit.

Il est crucial de retracer les stratégies violentes qui ont entraîné la mort de personnes en déplacement, car l’ignorance ne fait que renforcer le cycle silencieux et invisible des brutalités aux frontières, ce qui entraîne un nombre encore plus élevé de morts. Cet article tente de retracer les souvenirs et les souffrances qui ont précédé le décès d’une jeune personne.

Youssef était un jeune homme magnifique qui aimait sa famille et voulait vivre mieux ; une motivation de base et un souhait pour nous tous. J’espère que les souvenirs de Youssef, que j’ai tenté de restituer dans ce texte, peuvent apporter des réflexions plus fortes sur les frontières que les nouvelles quotidiennes d’un autre migrant mourant sans traces de violences dans les Balkans.

À la mémoire de Youssef Mchichou, né en 1997 en Libye et décédé en 2019 en Bosnie-Herzégovine.

Auteur : Karolína Augustová

RÉFÉRENCES

Kafka, F. ‘Before the Law’, cité dans Le procès. New York : Schocken Books.


1 Où “games” en anglais, terme utilisé par les personnes concernées pour désigner les tentatives de passages clandestins de la frontière (Note des traducteurs).

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