Dossier « Europe forteresse : du sang sur les murs »

A lire, un dossier spécial sur la forteresse Europe paru dans le denier numéro de CQFD de mai 2022.

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En finir avec l’Europe forteresse

« De quel côté du mur / La frontière vous rassure ? » (Patricia Kaas, « D’Allemagne », 1988)

Souvenir daté mais lancinant. Nord du Maroc, février 2013. Sur les contreforts du mont Gourougou, qui surplombe l’immense barrière érigée aux frontières de l’enclave espagnole de Melilla, des centaines d’hommes survivent dans la misère. Parmi eux, certains ont la cheville ou le poignet brisé. Les responsables ? Les flics marocains, qui usent de leurs matraques pour les mettre hors d’état de franchir le mur – soit grosso modo le job que l’Europe leur assigne dans le cadre de sa politique d’externalisation de la répression à ses frontières. Parmi les exilés, cette pratique est bien connue. Mais Mauricio, Guinéen bientôt majeur, ne veut pas y croire. Ce serait trop pour son entendement : « Certains ici disent que l’Europe paie le Maroc pour que ses policiers nous tabassent. Mais je n’y crois pas. Pourquoi ferait-elle ça  ?1 »

Pourquoi ferait-elle ça  ? Neuf ans plus tard, la question résonne toujours douloureusement. Elle se repose à chaque nouveau naufrage dans les eaux de la Méditerranée centrale et orientale ou sur la route des Canaries. À chaque évocation des prisons-mouroirs de Libye où femmes et hommes sont traités comme du bétail sous l’œil de l’Europe2. À chaque nouveau rapport dénombrant les morts à nos frontières (plus de 3 000 décès en mer pour 2021 selon l’ONU, soit le double de 2020 – sans compter ceux qui disparaissent sans laisser de traces, que certains chercheurs estiment à deux ou trois fois plus nombreux). À chaque nouveau récit sur les exactions des policiers français à Calais ou grecs à la frontière turque. À chaque nouveau tour de vis sécuritaire et/ou nationaliste des pays membres ou alliés de l’Union européenne…

Une liste interminable. Rares en effet sont les jours qui n’apportent pas de nouvelles histoires abominables, dont la somme forme un tout cohérent martelant ce message : l’Europe se cadenasse comme une forcenée et pour cela, elle tue. Au moment où nous bouclons, un consortium de journalistes révèle ainsi l’implication de l’agence européenne des gardes-côtes et gardes-frontières Frontex dans les pushbacks (refoulements) meurtriers en mer Égée3 : leurs victimes étaient renvoyées côté turc dans des petits bateaux de survie avec l’aval de l’agence. Le pire : l’annonce n’a étonné personne, depuis le temps que les ONG dénoncent la complicité de Frontex. La médiatisation de l’affaire et un rapport de l’Office européen de lutte anti-fraude ont fini par coûter son poste à son boss Fabrice Legerri, qui a démissionné le 28 avril. Qu’importe. Un·e autre prendra bientôt le relais et poursuivra sa sale besogne.

Prise de folie obsidionale, malade de son racisme, l’Europe se bunkerise à grande vitesse. Plus de 1 800 kilomètres de murs et de barrières sont désormais érigés ou en construction à ses frontières4. Comme une épidémie de barbelés et de caméras high-tech. Mais ces murs, comme les chiffres officiels des décès, ne sont que la face émergée de l’iceberg. Pour les personnes sur la route de l’exil, l’horreur est quotidienne. D’un pays à l’autre les attendent les matraques des flics, les chiens qu’ils lâchent sur elles ou les camps indignes où on les parque.

Voilà ce dont nous avons voulu rendre compte en partant au nord de la Serbie, le long de cette frontière hongroise où le satrape Viktor Orbán a fait construire une double barrière high-tech sur environ 150 kilomètres. Dans cette zone, des milliers de personnes exilées, venues notamment de Syrie et d’Afghanistan, sont bloquées dans des conditions de dénuement terribles, livrées aux mafias locales et aux polices violentes, oscillant entre la Croatie, la Roumanie, la Hongrie, toujours refoulées, matraquées, foulées aux pieds, cherchant le trou de souris par où passer [lire pp. II, III & IV].

En coulisses, Frontex : dans un article uppercut, Olivier Cyran dénonce l’institutionnalisation opaque de mécanismes de refoulement, sous l’égide de cette agence indifférente aux pratiques des pays chargés du sale boulot [p. VII]. Quant au géographe Olivier Clochard, il nous expose dans un entretien les évolutions des politiques européennes depuis les années 1990, la construction progressive de l’Europe forteresse, et la manière dont nous nous sommes peu à peu « habitués » aux violences contre les personnes migrantes [pp. V & VI]. Enfin, pas contre toutes les personnes migrantes, à vrai dire. Seulement celles qui ont la mauvaise couleur de peau ou une culture vraiment différente, comme le rappellent Oum Ziad et Édith Marek dans un papier consacré au traitement différencié des exilés à la lumière de la guerre en Ukraine [p. VIII]. « L’exemple ukrainien a montré une chose : quand on veut mettre les moyens d’un véritable accueil, on peut », insiste à juste titre Olivier Clochard.

Mais raconter l’Europe forteresse, ce n’est pas seulement décrire les murs et les institutions répressives. Nous avons aussi voulu donner la parole à ceux qui les traversent : le long récit de Walkalawa, parti du Tchad à l’âge de 16 ans, dresse un tableau effarant des obstacles inhumains qui se dressent sur la route de celles et ceux qui s’embarquent vers un autre destin [pp. IX & X]. Le travail de la géographe Camille Schmoll sur Les Damnées de la mer permet lui aussi de donner corps au sort des personnes exilées, en l’occurrence les femmes, qui représentent 51 % des êtres humains en situation de migration [p. XII].

Le tableau est sombre, très sombre. Et il appelle à une lutte sans merci, pour l’ouverture des frontières et le renversement des murs, alors même que le réchauffement climatique va sans aucun doute multiplier les mouvements migratoires. Non pas pour l’honneur de l’Europe : elle l’a perdu depuis longtemps. Mais par humanité, tout simplement.

Petite lumière dans le marécage, l’engagement anonyme de nombreuses personnes refusant le déni d’accueil, ou le travail de réseaux comme Migreurop, qui documente inlassablement la détérioration des conditions de vie des personnes exilées. Ou encore celui des camarades d’Alarm Phone, en Europe et en Afrique, dont la ligne téléphonique d’urgence apporte un soutien concret aux personnes en détresse en mer, et qui recueillent au passage de précieuses informations sur la géographie des refoulements – par exemple sur la route des Canaries à laquelle est consacré, en partie, leur dernier rapport [p. XI].

Le mot de la fin ? Il est inscrit au mur du local d’une petite association installée dans la bourgade de Šid, à la frontière entre Serbie et Croatie. Les deux bénévoles que nous y avons rencontrés, fraîchement débarquées, effectuaient des maraudes auprès des personnes exilées en attente de passage, disséminées dans les environs. Derrière le canapé de jardin vermoulu où nous avons pris place, une inscription tracée en grand : « Burn the borders  ! »

Dossier coordonné par Émilien Bernard & Laurent Perez

1 Voir « Melilla, les ombres du mur », site de feu Article11 (14/03/2013).

2 Lire à ce sujet le terrible reportage de Ian Urbina, « La Libye, garde-chiourme de l’Europe face aux migrants », Le Monde diplomatique (janvier 2022).

4 Voir à ce sujet l’éclairante infographie « Fortress Europe » sur le site du Telegraph.

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