Cet article se base notamment sur des informations reprises et traduites à partir du site Harekact! Reporting on the Turkish-UE regime, à consulter pour une mise à jour régulière de l’actualité du régime des frontières en Turquie.
Expulsions massives de réfugiés syriens vers leur pays
Depuis la mi-juillet, les autorités turques mènent une vaste campagne d’arrestation des réfugiés syriens dépourvus de papiers de résidence. Les forces de police multiplient les contrôles dans les lieux publics, les usines et les stations de métro autour d’Istanbul, et effectuent des descentes dans les habitations. Un grand nombre de personnes ont été arrêtées et expulsées vers la Syrie, notamment dans la province d’Idleb, région très instable du nord-ouest du pays et toujours en proie aux conflits armés.
Les groupes de défense des droits de l’homme, qui condamnent depuis quelques jours ces expulsions dans les médias, affirment qu’en l’espace d’une semaine, entre 600 et 1500 Syriens auraient été renvoyés illégalement d’Istanbul vers la Syrie. Certains médias parlent d’une rafle de 5000 réfugiés. Les témoignages recueillis montrent que les personnes contrôlées, après avoir été arrêtées et menottées avec des colliers de serrage en plastique, sont conduites en centre de rétention où elles sont maintenues jusqu’à ce qu’elles se résignent à signer des formulaires de « rapatriement volontaire ». La signature forcée de ces documents, rédigés en turc et dont le contenu reste inconnu pour les personnes arrêtées, conditionne le délai de maintien en rétention avant une expulsion et rend l’expulsion « légale » aux yeux du droit international.
Pour autant, un avocat syrien qui dirige un cabinet s’adressant aux Syriens à Istanbul, a déclaré que « l’expulsion de Syriens vers leur pays, qui est toujours au cœur d’un conflit armé, est une violation flagrante du droit turc et du droit international », même s’il agit du « retour des Syriens sans carte de protection temporaire ». Depuis 2014, une partie des réfugiés syriens en Turquie ont été enregistrés sous le statut de « protection temporaire », ce qui correspond à une résidence légale et leur ouvre un droit de travail. Cependant pour travailler ou circuler hors de la zone où a été faite la première demande de protection une autorisation spéciale est nécessaire. Mais depuis fin 2017, dix provinces du pays, y compris celle d’Istanbul, ont cessé d’enregistrer les Syriens nouvellement arrivés et de nombreux réfugiés sont dès lors contraints de résider en Turquie de manière clandestine.
Par ailleurs, des Syriens contrôlés dans cette vague d’arrestations qui avaient les papiers nécessaires pour vivre et travailler à Istanbul ont confirmé qu’ils avaient été envoyés à Idleb ou ailleurs. Dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, un jeune syrien témoigne :
« J’ai été arrêté à Aksaray, dans une épicerie à Istanbul, uniquement parce que je suis syrien. J’avais laissé mon identifiant de protection temporaire à la maison, à moins de 15 minutes de l’endroit où j’ai été contrôlé. La police a refusé d’attendre 15 minutes que ma famille l’apporte, elle m’a tout de suite fait monter dans un bus avec beaucoup d’autres personnes sans aucune information sur notre destination. Une fois le bus rempli, ils nous ont emmenés au poste de police de Tuzla. On nous a dit que nous serions envoyés à Hatay et non en Syrie. Nous avons tous été obligés de signer un document de « retour volontaire » en Syrie. Nous n’avons même pas été autorisés à lire les détails qui y étaient écrits. J’ai vu de nombreuses personnes être battues pour avoir refusé de le signer. Je suis étudiant à Istanbul et je suis également inscrit comme réfugié à Istanbul pourtant j’ai été ladéporté à Idleb. Je ne suis pas le seul, il y avait beaucoup d’autres personnes sous la protection temporaire en Turquie et elles ont été expulsées. Au cours de notre voyage de 19 heures à Idleb, nous avons été agressés verbalement et physiquement et avons été passés à tabac dans les commissariats et dans le bus par les forces de sécurité et de police turques, même à la frontière turco-syrienne. »
Faisant face aux critiques formulées sur les réseaux sociaux, les autorités d’Istanbul ont pourtant déclaré lundi 22 juillet que seuls « les migrants en situation irrégulière entrant dans notre pays illégalement [étaient] arrêtés et expulsés ». Les membres responsables du gouvernement affirment que les Syriens n’ont été renvoyés que dans les zones du nord d’Alep contrôlées par les rebelles, où l’armée turque est présente aux côtés des groupes qu’elle soutient. Ils ont nié le retour des Syriens à Idleb, où une offensive lancée par le gouvernement de Bachar Al-Assad à la fin du mois d’avril avait déclenché une recrudescence des combats, faisant plus de 400 morts et obligeant plus de 330 000 personnes à fuir leur domicile. Les risques sont toujours d’actualité comme en atteste un communiqué de l’ONU stipulant fin juillet que 59 civils avaient été tués, dont 39 quand un marché a été frappé par des frappes aériennes.
Le discours anti-migrants alimenté par de nombreux politiciens
La récente répression contre les Syriens peut être considérée comme l’aboutissement d’un discours anti-migrant renforcé par une conjoncture de ralentissement économique pesant sur les 3,6 millions de réfugiés syriens enregistrés dans le pays depuis 2011. Elle fait suite à de nombreuses déclarations et mesures prises par des responsables politiques turcs du gouvernement et de l’opposition insistant sur la nécessité de contrôles plus stricts de l’immigration irrégulière et d’un retour au pays pour ces ressortissants.
Le gouverneur d’Istanbul vient de fixer un délai de départ pour tous les Syriens résidant à Istanbul mais ayant obtenu la protection temporaire ailleurs afin qu’ils soient obligés de retourner dans leurs provinces initiales. Un ultimatum a été fixé au 20 août, précisant que si ceux-ci ne regagnaient leur ville d’enregistrement d’origine par eux mêmes, ils y seraient transférés de force par les autorités. Peu de temps après, le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, a encore alimenté l’atmosphère xénophobe en annonçant que la Turquie était « confrontée à une vague de migration » et que des mesures seraient nécessaires afin d’« empêcher la Turquie de devenir un centre d’immigration clandestine ». Il a également légitimé les efforts déployés pour empêcher les immigrants d’entrer en Turquie et a annoncé l’objectif d’expulser environ 80 000 personnes en 2019, soit une augmentation de 40 à 50% par rapport aux années précédentes. Le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré quant à lui que la Turquie préparait une série de changements politiques concernant les réfugiés syriens dans le pays : « Nous nous préparons à franchir de nouvelles étapes. Nous allons encourager [les réfugiés] à retourner dans leur pays. Nous allons expulser ceux qui ont commis des crimes. De plus, nous prévoyons une contribution financière en échange des services de santé qui leur sont fournis. »
Le consensus établi lors des dernières élections locales montre clairement que tous les partis sont à l’unisson dans cette politique anti-immigrés. À cet égard, le maire d’Istanbul nouvellement élu, Ekrem İmamoğlu, a joué un rôle de premier plan, non seulement en tant que maire de la ville la plus peuplée de Turquie, mais également parce qu’Istanbul est la ville accueillant le plus grand nombre de réfugiés syriens. Dans ses déclarations avant les élections, il a exprimé son mécontentement face à leur présence, précisant qu’il ne voulait pas que ceux-ci changent le tissu de la ville et que le mieux était qu’ils rentrent chez eux. À la suite d’émeutes anti-syriens dans la ville début juillet, le nouveau maire d’Istanbul n’a pas hésité pas à attiser les tensions par des déclarations xénophobes et controversées : « Un réfugié doit être isolé dans un camp si c’est nécessaire, ou il doit être rééduqué ». Il impute en outre le chômage aux réfugiés syriens : « Certains de nos concitoyens ont perdu leur emploi. Le taux d’emploi a baissé en raison du nombre de réfugiés travaillant de manière informelle. »
Suspension de l’accord UE-Turquie
Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, a annoncé fin juillet que le gouvernement suspendait l’accord de réadmission des réfugiés conclu avec l’Union européenne en mars 2016. Cette décision fait suite aux récentes sanctions imposées par Bruxelles en raison de l’exploration de gisements de gaz dans les eaux chypriotes par la Turquie, mais elle est également liée au fait que l’UE n’a toujours pas mis en place la mesure d’exemption de visas pour les citoyens turcs tel que l’accord le prévoyait.
L’accord de réadmission stipulait que les réfugiés arrivant sur les îles grecques situées face aux côtes turques soient renvoyés en Turquie. Dans le cas des Syriens, pour chaque réfugié de ce pays renvoyé sur le territoire turc, un demandeur d’asile résidant en Turquie devait être relocalisé en territoire européen. Après la signature de cet accord et du fait des contrôles mis en place, le nombre de personnes arrivant sur les îles grecques a drastiquement chuté. Le nombre de réadmissions est pour autant resté bas puisque, depuis l’entrée en vigueur de l’accord, seules 2 492 personnes ont été expulsées de Grèce vers la Turquie (dont 86 en 2019) sur la limite des 70000 initialement prévues. Depuis lors, les îles grecques se sont transformées en véritables prisons à ciel ouvert où une moyenne de 15000 personnes, privées de la possibilité de rejoindre le continent, sont bloquées dans l’attente du traitement de leur dossier et survivent dans des conditions très largement décriées.
La dernière expulsion de Grèce vers la Turquie semble dater du 11 juillet, et l’on peut y voir une indication du fait que les réadmissions ont bien été suspendues dans la pratique. Ce n’est pourtant pas la première fois que la Turquie fait pression sur l’Union européenne et la Grèce en utilisant le système de réadmission comme outil de négociation. En réponse à la décision du tribunal grec de libérer huit soldats qui avaient fui la Turquie après la tentative de coup d’État de 2016, le gouvernement turc avait déjà brandi des menaces de rupture. La suspension brutale de l’accord UE-Turquie prenant la forme d’un marchandage sordide conduira très probablement à une situation encore plus incertaine pour les milliers de personnes qui ont été forcées de quitter leur pays et qui se retrouvent prises en otage dans des négociations qui les dépassent. L’externalisation des frontières, qui consiste pour l’Union européenne à reléguer une part de la gestion des flux migratoires la concernant à d’autres pays, montre encore une fois combien il est aisé, de Bruxelles à Ankara, de fermer les yeux sur les violations flagrantes des droits des personnes à se déplacer et à vivre dignement.